Demain, pour une neuroprotection
Terence Ericson
2018-02-08 00:00:00
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Initialement publie sur le site de l'Association Francaise Transhumaniste - Technoprog



Partie 1 – Pourquoi protéger son cerveau ?



Augmenter son cerveau, un geste quotidien



      Alors que vous avez encore la tête à aller vous recoucher, vous buvez votre café pour vous sentir plus éveillé. Ce geste quasi-quotidien pour nombre d’entre nous n’est pourtant pas anodin. Il s’agit directement de s’augmenter volontairement, en jouant sur l’état d’éveil d’un de nos plus importants organes, le cerveau. La caféine, ou méthylthéobromine, stimule nos réseaux de neurones en mimant l’effet de certains neurotransmetteurs. La caféine est ainsi classée dans la famille des molécules dites “stimulants psychotropes”. De manière générale, il existe de nombreuses molécules qui, souvent consommées, augmentent notre activité cérébrale ou notre état d’éveil : la nicotine, la taurine (boissons énergisantes), et la plupart des drogues.



L’ère du neuromarketing



      D’ailleurs, d’une manière totalement différente de l’addiction déclenchée par la caféine ou d’autres drogues, une substance parmi les plus consommées dans le monde comme le sucre est capable de provoquer des addictions [1]. À vrai dire, l’ère du neuromarketing a déjà bien commencé, et ce dans votre assiette. Pourquoi les industriels se priveraient-ils de l’utiliser s’ils estiment qu’il est addictif ? Pour comprendre aussi bien d’où vient cette addiction que, plus généralement, le neuromarketing, il est impératif de connaître au mieux notre cerveau. Le circuit de la récompense passe par le déclenchement de réseaux de neurones fonctionnant à la dopamine, “le neurotransmetteur du plaisir”. Et ce sont ces réseaux qui sont activés lorsque nous consommons du sucre ou, de manière différente, fumons une cigarette, ou même simplement lorsque nous y pensons.

      Faire du neuromarketing, c’est quelque part espérer agir à distance sur notre activité cérébrale : un piratage sans fil. Il s’agit d’être assez puissant, tout en étant le plus subliminal possible, pour déclencher nos circuits de récompense et de plaisir. Les publicités audiovisuelles jouent par exemple sur les couleurs et les sons pour nous attirer. En apparence cela pourrait s’arrêter à cela, mais l’objectif est plus profond. Il s’agit, en stimulant ces sens précis, de jouer sur vos souvenirs. Le souvenir de boire un soda frais en été, le souvenir d’essayer un vêtement qui vous plaît. Et c’est la forte empreinte d’un souvenir qui peut être assez puissante pour nous pousser à l’action, comme ici l’action d’achat.



Une dépendance technologique invisible



      Lorsque nous souhaitons nous divertir, sortir, voyager, regarder la télévision, nous pensons choisir de notre propre chef (ndlr : La question de savoir si le libre arbitre « pur » existe n’est pas abordée ici), nous pensons profiter de notre temps à nous, alors que nous sommes en partie manipulés par l’intermédiaire de nos sens. Les minutes que nous passons sur notre portable semblent être un temps de loisir, un temps libre. En réalité, il peut s’agir parfois d’une sorte d’hypnose technologique. Déjà, en 2004, un PDG de TF1 n’avait plus peur de dire “Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible” [2]. Aujourd’hui, Google fait  mieux, il dispose d’ingénieurs philosophes pour les applications qu’il possède et propose sur son système d’exploitation Android. Ces philosophes de l’attention des gens répondent à la douce appellation d’éthiciens, ou philosophes produit [4]. C’est une minorité de quelques décideurs de Google ou, pour les 10 % de marché restant, d’Apple, dont la fonction est de capter le temps et l’attention de milliards d’humains. Ce sont des personnes qui produisent des stratégies visant à utiliser chaque jour de précieuses minutes, voire des heures de nos vies, et qui arrivent souvent à faire passer l’envie et le désir avant la nécessité et le besoin.

      Le plus frustrant dans tout cela, c’est que pour nous, tout cela n’est qu’un cercle vicieux invisible. Plus ces personnes vont nous manipuler et nous voler des heures d’attention [3], à des fins économiques, plus, de notre point du vue, nous allons éprouver du plaisir à passer du temps sur des applications attrayantes stimulant notre circuit dopaminergique de récompense du cerveau. Le cerveau humain représente donc bien la cible directe de cette vaste entreprise de manipulation.





“Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau disponible”



De plus en plus proche physiquement du cerveau



      L’annonce du projet Neuralink, ou plus généralement des nombreux projets de recherche en neurostimulation en cours, ouvre la porte à une nouvelle ère, totalement avant-gardiste. Augmenter son cerveau n’aura jamais été tenté d’une manière aussi invasive qu’avec les interfaces cerveau/machine. Parfois appelée dentelle neurale (neural lace), cette interface est composée d’un maillage ultra-fin, déposé dans les couches de matière grise du cerveau, c’est-à-dire au coeur même du cortex cérébral. Des études précédant le développement de NeuraLink ont montré que des souris disposant de cette dentelle ont vu le nombre et la taille des neurones augmenter autour de celle-ci, prouvant la viabilité de ce système nano-biotechnologique [9] . Il s’agit au passage d’une concrétisation de la convergence NBIC, stratégie visant à réunir différents domaines scientifiques, comme par exemple ici les nanotechnologies et les biotechnologies.

      En France, dans les laboratoires, on préfère le terme de stimulation cérébrale profonde, déjà possible en essai clinique. Les patients atteints de maladie neurodégénératives comme Alzheimer reçoivent des signaux dans les zones touchées par la maladie. Cette stimulation peut aussi permettre de supprimer certains symptômes tels que les tremblements dans le cas de la maladie de Parkinson [7].

      Aujourd’hui, on implante des interfaces électroniques dans le cerveau uniquement à des fins thérapeutiques. Mais demain qu’en sera-t-il ? Dans combien d’années des start-up comme Neuralink arriveront-elles à développer des interfaces dans notre cerveau capables de nous augmenter ou, pourquoi pas de nous rendre meilleur ? Ajouter de la mémoire, accéder à Internet, être doté d’un nouveau sens, comme d’un sens de l’orientation aussi puissant qu’un GPS … ou encore être capable d’auto-réguler son niveau d’agressivité ou d’empathie selon les circonstances. Plus fou encore, si aujourd’hui l’idée est d’intégrer des maillages métalliques et des fibres optiques à proximité des neurones, demain les interfaces pourraient être toujours plus proches de nos neurones, sous la forme de systèmes biochimiques, des extensions du cerveau totalement intégrées à ce dernier.





“Une neuro-révolution sur le point de voir le jour”



Partie 2 – Demain, pour une neuroprotection



Une protection envers les publicités invasives et la surveillance de la vie privée



      Les interfaces neuronales peuvent décrypter notre cerveau en analysant son activité électrique. Pour celles et ceux d’entre vous qui se sont intéressés un jour à la question “d’où vient la conscience ?”, vous avez probablement entendu parler des signatures de la conscience, ces ondes qui parcourent le cerveau traduisant divers états de conscience. Une de ces ondes, nommée P3000, est émise lorsque le cerveau reconnaît quelque chose de familier, comme un chiffre [8]. De cette manière, une interface pourrait très bien avoir accès, en décryptant les ondes cérébrales, à un numéro de carte bleue, par exemple lorsque l’on lit les chiffres qui y sont inscrits pour s’en servir.

      De la même manière, développer des interfaces pour communiquer par la pensée, et s’affranchir ainsi des SMS ou de la plateforme Messenger de Facebook, n’empêchera pas que l’interface continue à enregistrer vos paroles même lorsque vous êtes “hors ligne”. Il est également possible de penser que nous pourrions être “spammés” de publicités si une interface neuronale était connectée à Internet, ou plus subtilement, si celle-ci délivrait des signaux subliminaux poussant à acheter un produit donné.

      Tout connaître du fonctionnement de notre cerveau serait une incroyable avancée, permettant de contrôler des maladies comme Alzheimer. Mais cela ne doit pas être la voie pour tout connaître de notre propre cerveau. Car imaginez le nombre de données personnelles, sur nos émotions et nos souvenirs, auxquelles pourrait avoir accès un programme, comme par exemple un moteur de recherche, intégré à notre cerveau. De là, des contenus ultra-personnalisés, comme des publicités, pourraient être envoyés à l’utilisateur. L’intérêt de développer une neuroprotection sera demain d’autant plus important que les géants américains comme Facebook et Google pourraient rapidement proposer de telles interfaces.




“Aujourd’hui nous souhaitons surfer sur le net  incognito, demain nous souhaiterons penser incognito"




Une protection envers le vol de données mentales (pensées, conscience, idées)



      Si nous avons déjà abordé l’idée de voler des pensées à des fins de marketing, l’objectif ici est de se poser la question de ce qui se passerait si des pensées plus importantes étaient volées ? Pourrait-il y avoir par exemple des vols de découvertes scientifiques, de compositions artistiques, de brevets avant que ceux-ci ne soient déposés ? Inversement, si nous savons enregistrer l’activité du cerveau, nous savons également agir sur elle grâce à la neurostimulation. Il est possible par exemple de supprimer des souvenirs, en brouillant le passage des informations entre la mémoire immédiate et la mémoire à long terme. De même que voler une idée, nous pourrions en supprimer une chez une personne.

      Et si un jour il devient possible de voler une idée, il est envisageable de penser que notre conscience entière pourrait l’être. Des projets comme le Human Brain Project ont pour objectif aujourd’hui de reproduire de manière informatisée un cerveau humain, pour à terme y simuler des maladies et les thérapies associées sans utiliser de cobayes. Nous pourrons donc, peut-être dans quelques dizaines d’années, reproduire une conscience entière. Des personnes pourraient choisir demain de reproduire leur conscience comme une sauvegarde pour l’utiliser en cas d’accident. Développer une neuroprotection de ce type de systèmes pourrait permettre d’éviter un jour par exemple de se retrouver face à un double de soi.



Une protection contre le piratage de cerveau



      L’une des plus effrayantes potentialités que pourraient proposer les interfaces neuronales serait probablement le contrôle total, par la neurostimulation, de la conscience d’une personne. Même si c’est une chose impossible de nos jours sur un cerveau humain, rien ne permet d’assurer que cela le sera demain. Des chercheurs ont par exemple déjà réussi à déclencher un instinct de tueur chez des souris grâce à une interface cerveau-machine [6]. Un dispositif ou un logiciel de neuroprotection deviendrait dans ce cas précis une fonction vitale. Cette idée paraît folle aujourd’hui. Mais c’était également ce que l’on pensait des smartphones connectés à Internet il y une vingtaine d’années. Et pourtant aujourd’hui ils sont ubiquitaires, pouvant aisément récupérer des données personnelles sur vous (coordonées GPS, photos, recherches sur Internet, messages), ou permettre à d’autres personnes de le faire. Et la question de la protection de la vie privée lors de l’utilisation de ces objets connectés est aujourd’hui souvent abordée. Qu’en sera-t-il demain des interfaces cerveau/machine ? De même que la pensée technoprogressiste nous pousse à créer des instituts d’éthique et des centres de recherches sur les risques de l’IA, prospecter sur le devenir des interfaces cerveau/machine sera demain primordial pour pouvoir contrôler leur utilisation et jouir sans danger de toutes leurs potentialités.





Contrôler la technologie par la technologie



      Mais il est important de noter qu’imaginer une neuroprotection, ce n’est pas faire preuve d’abstinence technologique, bien au contraire. Il s’agit de concevoir demain des dispositifs, des programmes, les homologues des pare-feu et des anti-virus de nos ordinateurs, repensés pour nos cerveaux. Maîtriser les dérives de la technologie par la technologie permet d’avoir les meilleures armes pour combattre ces dérives. En effet, refuser la technologie, c’est le risque d’être dépassé par les événements, mais aussi de ne pas bénéficier des nombreuses opportunités qu’apporteront demain les interfaces neuronales.

      Notamment, être doté de ces interfaces n’implique pas forcément d’épouser l’idée d’une pensée hybride, ou d’intégrer de l’IA à notre cerveau pour rester compétitif avec celle-ci. En revanche, il serait envisageable d’utiliser plus simplement une interface neuronale pour une activité précise, à un moment précis : guérir une maladie neurodégénérative, s’orienter lors d’une expédition dans un pays, enregistrer ce que voient nos yeux lors d’un moment important, traduire instantanément des textes ou des paroles, etc.

      Protéger nos consciences est d’une importance capitale, à l’aube d’un monde où celles-ci pourraient voir leurs potentialités démultipliées. Neuroprotection, neuro-développement ou encore neuro-entraînement (pour apprendre à utiliser l’intégralité de nos nouvelles capacités) sont aujourd’hui des domaines à peu près inexistants (certaines ébauches sont développées par exemple grâce à la stimulation magnétique transcrânienne [5]), mais pour combien de temps encore ? Plus que jamais, l’évolution de nos sociétés et de notre civilisation se joue au coeur de notre cerveau. Et si un neurohumanisme était possible ?



Pour aller plus loin :



[1] Ce que l’on sait de l’addiction au sucre

[2] Propos de Patrick Le Lay indiquant comment le principal objectif des émissions des chaînes commerciales est de préparer le téléspectateurs à être réceptifs aux messages publicitaires. Voir : Wikipédia “Temps de cerveau humain disponible

[3] Voir l’économie de l’attention.

[4] Ce choix d’appellation “d’éthicien” est presque un comble. Les éthiciens se vouent, depuis l’antiquité, à réfléchir sur les codes de comportements humains de manière à les rapprocher le plus possible de la rationalité, de la vérité, et d’établir des codes déontologiques pour les corps de professions. Cela traduit un récent changement de paradigme, désignant maintenant l’éthique comme “technique de détournement de l’attention des humains”.

Voir l’article sur Tristan Harris, le “Edward Snowden” de Google.

[5] Voici quelques exemples :





[6] Contrôler le “cerveau” de certaines espèces est déjà possible, par exemple chez les mouches et les souris.

[7] Les essais cliniques de la stimulation cérébrale profonde pour contrôler la maladie de Parkison

[8] Voir par exemple, Stanislas Dehaene, Le code de la conscience, Odile Jacob, 2014

[9] Article sur la viabilité d’une interface électronique injectable par une seringue, testé sur des souris.