« Altered Carbon », une série qui n’aime pas l’immortalité
Alexandre Maurer
2018-03-02 00:00:00
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Initialement publie sur le site de l'Association Francaise Transhumaniste - Technoprog

Altered Carbon est une récente série aux thématiques fortement transhumanistes : immortalité, consciences simulées, réalités virtuelles…

En tant que fiction, je l’ai trouvée globalement divertissante (malgré ses très nombreuses incohérences). Mais, une fois diverti, j’ai également été agacé par certains clichés qu’elle perpétue et amplifie.

L’un de ces clichés est que l’allongement de la durée de vie serait globalement une mauvaise chose. Quelques chose de « pas naturel » ; quelque chose qui vous corrompt en profondeur ; quelque chose qui sera réservé aux plus riches ; etc. Analysons cela plus en détail.



Réservé aux riches ?



Je ne pense pas que la longévité sera automatiquement réservée aux plus riches (voir cet article). Cela dit, nous sommes en fiction, et on peut donc introduire des éléments justifiant que cela soit réservé aux plus riches. On pourrait imaginer, par exemple, que l' »élixir de jouvence » nécessite une substance particulièrement rare et chère. Cependant, Altered Carbon échoue à être cohérent à ce niveau.

Dans le monde d’Altered Carbon, tout le monde possède une puce électronique greffée sur la nuque, qui simule et reproduit la conscience de chacun. Cette technologie, aussi connue sous le nom de « whole brain emulation », est l’une des plus vertigineuses qu’on puisse imaginer à l’heure actuelle, tant en termes d’applications que de questionnements philosophiques.

La première chose qui surprend dans Altered Carbon, c’est la quasi-absence d’impact de cette technologie sur la vie des gens. L’univers manque tragiquement d’imagination à ce niveau : il est désespérément semblable au nôtre, avec des policiers, des éboueurs, des secrétaires, des balayeurs, des prostituées…

La seconde chose qui surprend, c’est la suivante : bien qu’une technologie aussi radicale soit accessible à tous, une vie sans limitation de durée semble réservée aux ultra-riches. En effet, cela nécessite de pouvoir se payer des corps (« enveloppes ») de remplacement, ce qui n’est apparemment pas donné. Il y aurait donc eu un effondrement radical des coûts des technologies numériques, mais pas des biotechnologies. Étrange.

Mais même en admettant cela (que la chair coûte toujours « cher »), la possibilité de simuler intégralement des esprits humains (à bas coût) implique au minimum qu’on puisse créer des réalités virtuelles très convaincantes (à bas coût). C’est d’ailleurs le cas dans la série. Sauf que ces réalités virtuelles ne sont pas utilisées pour offrir un cadre de vie riche et épanouissant à des esprits simulés. Non, elles sont principalement utilisées pour créer… des salles de torture et des bordels virtuels. Quel triste manque d’imagination.

Si l’on accepte les postulats de l’univers d’Altered Carbon, il est en fait assez surprenant que l’allongement de la durée de vie soit réservé aux plus riches.



« L’immortalité corrompt »



A en croire cette série (après l’avoir vue en entier), vivre plus longtemps vous rend (en vrac) : insensible ; inhumain ; désœuvré ; décadent ; immoral ; pervers ; sadique violent ; violeur ; dépressif ; mégalomaniaque ; fou à lier ; etc.

Difficile de brosser un tableau plus noir. Et l’on ne parle pas ici de durées de vie astronomiques, mais de quelques siècles tout au plus.

Le leitmotiv semble être que l' »immortalité corrompt » (comme le dit un personnage). Sauf que cela n’est pas vraiment démontré dans la série : c’est essentiellement postulé, comme quelque chose allant de soi. On n’est pas ici sur le terrain de la réflexion, mais de la diabolisation un peu bête et méchante, à grands coups de caricatures.

On retrouve également les classiques arguments essentialistes : « ce n’est pas naturel », « l’humain n’est pas fait pour ça », etc. Là encore, ce n’est pas développé, simplement asséné.





« L’immortalité c’est MAL, m’voyez ? » (source)

Altered Carbon accepte sans sourciller que des esprits humains puissent être simulés informatiquement. Par contre, la série sort le crucifix et les gousses d’ail face à la perspective (pourtant relativement « raisonnable ») de vivre un ou deux siècles de plus. Là encore : étrange.

Notons que les comportements « décadents » que la série pointe du doigt sont déjà largement pratiqués aujourd’hui, par des gens qui en ont les moyens. Et cela inclut des personnes de moins de 30 ans. On voit mal où se situe le rôle du grand âge dans tout cela.



Un outil de perpétuation des inégalités ?



Enfin, la longévité est présentée comme la source des inégalités sociales, en ce qu’elle permettrait à la classe dominante de consolider son pouvoir.

Afin de ne pas spoiler, restons volontairement vagues. Supposons que vous ayez un bouton rouge face à vous. Si vous appuyez dessus, aucun humain ne pourra vivre plus de 100 ans à l’avenir. Eh bien, si l’on en croit un des héros de la série, appuyer sur ce bouton serait un moyen de résoudre le problème des inégalités, et de « dynamiter » la classe dominante. Prenons un moment pour expliquer à quel point cette idée est ridicule.

Le monde d’Altered Carbon est effectivement très inégalitaire, mais pas davantage que le monde actuel (il faut vivre dans une tour d’ivoire pour penser le contraire). Si l’on met de côté l’esthétique, la ville où se déroule l’intrigue est semblable à une mégalopole du Brésil (voire des États-Unis) en 2018. Il y a même des endroits, aujourd’hui, où cela est bien pire. Et si l’on remonte dans le passé, c’était parfois (souvent ?) largement pire : majorité de la population réduite en esclavage, travail des enfants…

Là encore, il est curieux d’invoquer la longévité pour expliquer des inégalités qui existent déjà aujourd’hui. Une classe dominante n’a pas besoin d’immortalité pour se perpétuer. Et, si l’on en croit le monde dépeint dans la série, cela n’empire même pas la situation actuelle.

Je remarque que l’on fait souvent porter aux technologies transhumanistes la responsabilité de problèmes qui existent déjà aujourd’hui, voire depuis un certain temps. Peut-être est-ce un moyen commode d’oublier que ces problèmes existent, justement. Et de s’imaginer qu’ils pourraient être résolus par la simple interdiction d’une technologie pas encore inventée (alors que leur résolution sérieuse serait un processus lent, complexe et laborieux).

L’idée de « dictateur immortel » est un argument fréquemment invoqué contre l’allongement de la durée de vie. Il est analysé de façon détaillée dans le livre « The Abolition of Aging » de David Wood. On pourrait bien sûr imaginer des œuvres de fiction où cette idée serait illustrée de façon percutante et convaincante. Mais, là encore, ce n’est pas le cas dans Altered Carbon.



Paresse scénaristique



Une science-fiction mièvre et utopique serait sans doute peu intéressante. Cependant, aujourd’hui, on observe le travers inverse : des univers homogènement sombres, dystopiques, pessimistes.

Représenter des conséquences négatives d’une vie plus longue n’est pas un problème en soi. Ce qui est inquiétant, en revanche, c’est la quasi-absence de représentations positives d’une vie plus longue. Cela dénote un sérieux manque d’imagination, voire une complaisance dans le cynisme.

Dans les années 60, la science-fiction rêvait d’avenir et d’exploration spatiale. Aujourd’hui, elle semble coincée dans une impasse anxiogène et nihiliste. Dénoncer des dérives possibles est une chose ; ne plus être capable d’imaginer au moins un futur technologique positif, c’est en revanche assez problématique. Surtout quand on sait que la SF est à l’origine de nombreuses vocations scientifiques. Il serait dommage de créer une génération technophobe par simple paresse créative.

On peut citer Science4All et Monsieur Phi dans le podcast Axiome :

« Dans la culture populaire, souvent, ceux qui veulent vivre plus longtemps sont les grands méchants… On voit rarement quelqu’un qui veut vivre plus longtemps juste pour faire des maths ou explorer l’univers ! »

(source)

Un petit indice pour les futurs scénaristes : l’épisode le plus acclamé de la série Black Mirror (« San Junipero ») est celui qui, à contre-courant, met en scène un futur technologique très positif. Et si cela indiquait que les gens commencent à se lasser de la dystopie systématique ?

Terminons par un message posté par un certain Franklin Veaux sur un forum de discussion. La question était de savoir si vivre beaucoup plus longtemps serait ennuyeux.

« Ennuyé ? Mec ! Tu dois vraiment traverser la vie comme un somnambule pour t’ennuyer ! […] Qui au nom de [juron impossible à traduire] a le temps de s’ennuyer ?! Mon dieu, mec ! Ennuyé ? Tu te fous de ma gueule ? Quand il y a tant de choses à faire, à apprendre, à voir ? S’ennuyer, c’est gâcher un présent d’une valeur inestimable ! […] Je n’accomplis pas des choses parce que je vais mourir, j’accomplis des choses parce que je vis ! »

(message complet en anglais)

A une époque où la représentation par défaut du transhumanisme en fiction, ce sont des « Altered Carbon » et consorts, c’est plutôt rafraîchissant… Non ?



Plus aller plus loin…



Article d’Emmmanuel : « La science-fiction a-t-elle perdu foi en l’avenir ? »

Article : « Accepter et combattre la mort »

Vidéo de CGP Grey : « Why Die? »

Article de Numérama : « Altered Carbon sur Netflix : dialogues idiots et morale réac’ dans un écrin de blockbuster »

Faisant le constat que l’allongement de la durée de vie est généralement déprécié, j’ai commencé à écrire une petit livre sur la question, que vous pouvez lire ici. Des séries comme Altered Carbon me confortent dans l’idée que ce genre de démarche est (hélas) nécessaire.

Si vous aimez le cyberpunk, une série beaucoup plus subtile et intéressante : « Ghost in the Shell: Stand Alone Complex »

 

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