Pourquoi la théorie du genre effraie-t-elle encore?
Marc Roux
2016-06-11 00:00:00
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Originally published on Silicon Maniacs on 08/11/2011 by Anouar El Hajjami for Marc Roux

La rentrée des classes en France a été particulièrement médiatisée cette année, notamment à cause de la hausse des effectifs scolaires. Mais avant même que les suppressions de postes et leurs conséquences n’eurent atteint les médias nationaux, une toute autre polémique, concernant le contenu des nouveaux programmes de SVT, avait déjà occupé le paysage médiatique et crée un débat sociétal assez peu commun.

Les prémices de la polémique remontent au début de l’été dernier, quand Christine Boutin publie une lettre ouverte, dans laquelle elle s’insurge contre l’intégration de la théorie du genre dans les nouveaux manuels de SVT, pour les classes de Première ES et L.

Quelques mois plus tard, ce sont 80 députés UMP et 113 sénateurs qui demandent à Luc Chatel, le retrait des chapitres en question.

Polémique autour des Gender studies

La théorie du genre est un concept qui s’inscrit dans le mouvement de pensée relativiste qui a connu un grand succès depuis les années 1950 en Europe et en Amérique du Nord.

Aux références absolues et transcendantes se sont substituées des « vérités relatives » à chaque individu, dans un contexte social et culturel donné. Le courant des gender studies n’est que le prolongement de ce relativisme postmoderne et n’est donc pas une invention en soi, mais plutôt une application d’une pensée largement acceptée dans les sociétés occidentales, aux champs qui ont pour objet d’étude la sexualité et le genre.

On peut donc légitimement se demander pour quelles raisons une théorie relativiste dont l’étude et l’enseignement connaissent un franc succès depuis au moins 30 ans [1],  a provoqué un tollé d’indignation aussi brutal, dans une société où le relativisme est, a priori, reconnu comme valeur commune.






La théorie du genre, expliquée en des termes simples, fait une distinction claire entre le biologique et le culturel. Naître biologiquement « femelle » ne signifie pas forcément être (ou plutôt, devenir) culturellement « femme» et vice versa. Les représentations de genre sont donc considérées comme des constructions culturelles et peuvent, de ce fait, évoluer voire être complètement remises en question, par l’individu, à tout moment de son développement identitaire personnel.

Ce que cette théorie apporte concrètement dans un cadre purement scolaire (et c’est l’argument défendu par ses approbateurs) c’est la déculpabilisation des individus (les jeunes, en l’occurrence) qui ne se retrouvent pas dans les constructions de genre pré-existants (masculin/féminin), ce qui leur permets de construire une identité sexuelle qui leur est propre sans passer pour des « déviants » ou des « anormaux ».

Il est tout aussi intéressant de se pencher sur ce qui inquiète les détracteurs de cette théorie. Officiellement, ce rejet serait lié à la « non-scientificité » de l’hypothèse: en d’autres termes, un enseignement qui touche plus aux sciences humaines qu’à la SVT, n’aurait pas sa place dans un ouvrage de science dite  « exacte ». 

Il serait toutefois illusoire de penser qu’il s’agit uniquement d’un souci d’objectivité et de transparence scientifique. Pour comprendre cette « panique-angoisse » que certains individus peuvent éprouver face au changement des représentations et des systèmes de valeurs, il est indispensable d’avoir un aperçu du changement social sur un large laps de temps.

Quand la rétroaction devient “retour de bâton”




Dans la société traditionnelle, il y a peu ou pas de choix personnels, on parle alors de fort contrôle social : l’individu se conforme à une identité et à un modèle que la société lui assigne de manière autoritaire et transcendante, il n’a pas de liberté de choix mais n’éprouve pas, ou peu, de sentiment d’angoisse (impression d’harmonie, absence de compétitivité…). Dans la société moderne, l’individu a plus de libertés  , notamment dans le choix de ses propres normes et représentations sociales. Cependant, cette liberté grandissante peut engendrer un sentiment de panique et de perte de repères (peur de se tromper, peur de « rater sa vie », de ne pas y arriver etc)

Aujourd’hui, les sociologues parlent d’hypermodernité pour désigner les sociétés contemporaines (lire à ce sujet: « L’individu hypermoderne » de Nicole Aubert, 2004 ) .  La déconstruction des catégories traditionnelles et le relativisme culturel offrent à l’individu, une palette de choix plus large et qui se multiplie de façon quasi exponentielle. La théorie du genre arrive dans ce contexte là: elle remet en question des catégories de représentation (masculin/féminin) qui ont été,  jusqu’aux années 1960, épargnées par la mouvance moderne.

Mais que se passera-t-il quand la modernité nous permettra d’envisager de plus audacieuses « déconstructions » ?

Du relativisme au transhumanisme

Ce questionnement devient inévitable: comment réagira-t-on lorsque l’on sera en mesure, non  seulement de concevoir nos propres représentations de genre et modifier notre sexe biologique en adéquation avec ses représentations, mais également de choisir jusqu’à la nature même de notre enveloppe corporelle ?



Comme le concept de l’Humanité est, au même titre que les représentations de genre, une construction culturelle indépendante de toute transcendance naturelle ou surnaturelle, cette représentation sera-t-elle exclusive à notre espèce biologique (Homo sapiens) où recouvrira-t-elle d’autres formes d’intelligence ? (artificielle, par exemple. La liberté de l’individu à disposer de son corps aura-t-elle des limites ? Et sur quelle éthique nous baserons-nous pour définir ces limites ?

Ce sont toutes ces questions là qui rendent le débat et la réflexion nécessaires, au lieu du rejet impulsif et de la tabouisation. Car quand bien même la prudence dans le progrès est indispensable, le conservatisme irrationnel et rétrograde reste une position fatale pour les sociétés humaines, et l’histoire est là pour nous le rappeler.

Les questions que nous devrons nous poser à ce sujet, sont aussi nombreuses que les choix qu’auront à faire les générations futures. Et ne nous y trompons pas, le retour de bâton sera aussi impétueux que la « révolution » qui l’aura provoqué…

Anouar El Hajjami pour l’Association Française Transhumaniste :Technoprog !

[1] Plus aux Etats-unis qu’en France ceci dit, alors que les premiers penseurs des gender studies se sont très largement basés sur les écrits de philosophes français comme Derrida, Foucault, ou Lyotard…d’où d’ailleurs l’appellation : «French theory »