Le transhumanisme n’est pas un «eugénisme libéral»
Marc Roux
2018-05-04 00:00:00
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Comme beaucoup de termes qui ont une histoire, « eugénisme » est sujet à bien des interprétations. Or, celui-ci a un passé particulièrement chargé. Cette histoire, ni ne commence, ni ne finit avec le raccourci « eugénisme = nazisme ».

Avant, il y a l’eugénisme du XIXe tel que pensé par Francis Galton, avec déjà sa possibilité d’un eugénisme négatif (~on élimine les faibles). Après, il y a encore cette pratique négative dans les pays scandinaves et en Amérique du Nord jusque dans les années 60 (le cas d’une fille de la famille Kennedy, trépanée pour cause de pratique sexuelle déviante …). Julian Huxley, sous la plume duquel est clairement attesté l’utilisation du mot « transhumanisme » en 1957, se réclamait de l’eugénisme. On trouve dans l’encyclopédie en ligne Wikipédia un article dont la définition est assez complète. Néanmoins, son introduction seule ne permet pas de se rendre compte du poids de l’histoire. Elle introduit par ailleurs une définition alternative qui n’est que  récente [1].

Voir aussi notre article : « Pour en finir avec les accusations d’eugénisme »

Il semble que ce soit au terme de la controverse allemande de la fin des années 1990, notamment entre les philosophes Peter Sloterdijk et Jünger Habermas, que ce dernier publie un bref ouvrage sur L’avenir de l’espèce humaine qu’il sous-titre Vers un « eugénisme libéral » [2]. Il y développe – pour la condamner, une interprétation de l’eugénisme qui implique une direction commune issue non pas d’une volonté politique autoritaire (top-down), mais de l’agrégation des volontés individuelles et familiales.

Les transhumanistes peuvent-ils assumer cette catégorisation – comme ils assument l’appellation “transhumaniste” ?

Le premier argument est seulement pratique. Si « transhumanisme » est déjà assez lourd à porter et à faire entendre dans des acceptions diverses, « eugénisme », qu’on le veuille ou non, est marqué au fer rouge de la Shoah. On peut argumenter pour faire valoir qu’il a existé et qu’il existe d’autres interprétations de ce mot, mais ça ne fait pas disparaître la référence historique au nazisme. Pour un très grand nombre de gens, toute référence à l’eugénisme provoque une disqualification immédiate – et nos adversaires ne se privent pas d’en jouer. Autant « transhumanisme » est encore assez neuf pour que nous imposions à la longue son image positive, autant se battre pour réhabiliter « eugénisme » me paraît essentiellement contre-productif. D’ailleurs, il semble que le choix de Julian Huxley d’utiliser le néologisme, peut-être inventé par son ami l’ingénieur français Jean Coutrot [3], venait justement de la volonté de se débarrasser des lourdeurs insurmontables qui pesaient, après-guerre, sur « eugénisme ».

Personnellement, quand je me trouve face à l’interrogation, voire à l’accusation d’eugénisme (ce qui est assez fréquent), je réponds en deux temps : Je situe d’abord historiquement le sens de ce que veut dire mon interlocuteur, puis j’explique pourquoi, d’un point de vue étymologique, le transhumanisme n’est pas strictement un eugénisme.

Pour cela, je sors ma casquette d’helléniste, ça fait toujours son petit effet. Donc : eu-gen-isme.

On peut discuter pour savoir si le « -isme » implique une volonté politique délibérée, de la part d’un gouvernement ou d’une partie de la société. Le transhuman-isme me semble pousser délibérément à la possibilité de l’auto-transformation de l’humain. Je revendique ce -isme là, comme celui du progress-isme, celui du social-isme (pour ce qui me regarde) ou celui de l’human-isme.

Par contre, il est plus difficile de discuter le sens de l’« eu-gen » (ευ-, eu = bon ; γένος, genos = naissance). Eugène, c’est celui qui est bien né, qui dispose des bons gènes ou encore qui appartient au bon genre. Allez-vous me dire que c’est justement ce que propose le transhumanisme ? Avoir les « bons gènes » ? Et bien, je ne serais pas d’accord du tout. En effet, qui pourrait par avance nous dire ce que sont les « bons gènes », ou le « bon genre », à part les tenants d’un transhumanisme impératif, si ce n’est franchement autoritaire ? Au contraire, un transhumanisme démocratique, i.e. technoprogressiste ne peut pas prétendre savoir a priori quels seraient les « bons gènes ». Les technoprogressistes reconnaîtront que, selon le principe de libre disposition de soi-même, ce n’est que de manière très subjective que chacun pourra estimer quelle édition génétique, pour lui-même ou pour ses enfants à naître serait bonne et bénéfique.

Déclarer que l’on sait, pour les autres, mieux que les autres, ce que sont les bons gènes, cela revient à dire qu’on a une idée claire de la perfection. Autrement dit, inviter le transhumanisme à revendiquer un tel eugénisme, ce serait faire preuve d’un dogmatisme rapidement liberticide, donc contraire au transhumanisme contemporain lui-même.

C’est d’ailleurs pour la même raison que la perspective tracée par J. Habermas, d’un « eugénisme libéral », ne me paraît ni souhaitable, ni cohérente à suivre pour les transhumanistes. Il s’agit de l’idée selon laquelle, chacun choisissant, en toute liberté, ses déterminations génétiques (dans la mesure du possible, épigénétiques aussi) selon ce qu’il considère être bon pour lui ou les êtres dont il a la responsabilité, on verrait progressivement émerger des tendances communes. Celles-ci correspondraient de fait à une volonté politique globale, émergente, de la société.

Mais cette anticipation me semble sous entendre un jugement a posteriori. Comment considérer comme un objectif délibéré le fait de réaliser un type de société dont personne ne sait ce à quoi il va ressembler ? C’est pourquoi cette expression – « eugénisme libéral », me paraît relever vraiment de l’oxymoron.

Au contraire de la normalisation, voire de l’uniformisation vers laquelle nous entrainerait une volonté politique prétendant connaître la perfection à atteindre, les transhumanistes choisissent de miser sur l’inventivité et la créativité humaine pour assurer une nécessaire diversification. Et parce que le libre jeu des volontés individuelles ne suffit pas toujours à garantir l’équilibre des diversités, les technoprogressistes inviteront à utiliser les outils de la puissance publique, mais seulement pour réguler a minima, parfois par l’incitation, parfois par la dissuasion, les tendances de la société.

C’est de cette manière que nous envisageons qu’une plus grande liberté accordée aux individus et aux familles dans le choix de leurs prédéterminations génétiques ou celles de leurs enfants à naître ne débouche pas sur des sociétés à la liberté factice, aux comportements dictés par la pression sociale et économique, mais sur un monde où la possibilité d’une diversification inouïe contribue à faire reculer les relents de notre intolérance.

Notes :

[1] Eugénisme – Wikipédia « l’ensemble des méthodes et pratiques visant à améliorer le patrimoine génétique de l’espèce humaine. Il peut être le fruit d’une politique délibérément menée par un État. Il peut aussi être le résultat collectif d’une somme de décisions individuelles convergentes prises par les futurs parents, dans une société où primerait la recherche de l’« enfant parfait », ou du moins indemne de nombreuses affections graves »

[2] Jünger Habermas, L’avenir de l’espèce humaine, Vers un eugénisme libéral, Gallimard, 2015.

[3] Olivier Dard, Jean Coutrot: de l’ingénieur au prophète, Presses universitaires franc-comtoises, 1999.