Yuval Harari et l’amélioration technique de l’accès au bonheur
Marc Roux
2018-10-05 00:00:00
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Initialement publie sur le site de l'Association Francaise Transhumaniste - Technoprog

Depuis sa sortie (2017 en français), beaucoup, beaucoup de gens dans le monde ont lu le livre de Yuval Harari Homo Deus [1]. Dans sa partie introductive, celui-ci avance que dans les décennies à venir, l’humanité va chercher à réaliser, par la technique, trois objectifs majeurs. Le premier serait d’éradiquer la mort, le deuxième d’atteindre le bonheur et le troisième, l’omnipotence. Comme l’idée d’améliorer artificiellement notre accès au bonheur est à mon avis vraiment très transhumaniste et que beaucoup de lecteurs s’y réfèrent, il m’a paru intéressant de le commenter dans le cadre de cette réflexion sur la “roue hédonique”.



Le bonheur selon Yuval Harari



Des pages 41 à 55 de son ouvrage, l’auteur nous expose rapidement un certain nombre de ses conceptions sur le bonheur. Il commence par nous rappeler que cette quête à été exprimée comme l’une des plus importantes d’une vie humaine depuis l’antiquité, voire même parfois comme la plus importante, depuis Épicure jusqu’aux constitutionnalistes américains déclarant la « poursuite du bonheur » comme l’un des trois grands droits fondamentaux des personnes humaines [2]. Il estime que, malgré la prétention des États, si nos institutions ne se sont pas réellement jusqu’ici préoccupées de l’accès au bonheur, cette prise en charge sociale va devenir une exigence incontournable, au moins dans les sociétés libérales. Il rappelle ensuite l’évidence, à savoir que ce n’est pas l’accumulation considérables de biens et de confort, que l’on compare la situation au paléolithique, au moyen-âge ou à d’autres territoires économiquement moins développés qui garantissent un meilleur accès au bonheur. Alors quelle pourrait être la « clé du bonheur », et donc, qu’est-ce que le bonheur ?

Harari se lance dans une série d’explications sociologiques, psychologiques et s’appuyant partiellement sur les neurosciences. À travers plusieurs exemples, il donne un aperçu – mais sans les nommer techniquement, du fonctionnement du « circuit de la récompense » [3] et du phénomène de roue adaptative dit hedonic treadmill [4]. Ainsi, nous sommes biologiquement sélectionnés pour vivre un perpétuel retour à l’insatisfaction quels que soient nos niveaux de plaisir ou nos périodes de bonheur. Il en conclut que, puisque l’accès au plaisir et au bonheur repose sur des bases biochimiques, l’humain continuera de chercher à « truquer ce système » (p. 50). Il s’y essaie là aussi depuis toute antiquité, depuis l’usage des drogues traditionnelles jusqu’aux plus récents des psychotropes. L’auteur estime qu’il n’y a pas de raison de penser qu’il ne finira pas par y arriver.

L’enjeu devient alors selon lui de savoir comment, et au profit de qui se fera cette nouvelle conquête. À son avis, les États et les pouvoirs en place essaieront de ne conserver que les usages qui favorisent la stabilité et la continuité. Mais il estime que le désir individuel cumulé d’améliorer son accès au bonheur renversera toute forme de contrôle. Toute ? Sauf une, celle du « mastodonte capitaliste » (p. 54). Selon Harari, c’est encore l’attelage « individualisme hédoniste » + « capitalisme libéral » qui devrait nous conduire à choisir de modifier notre condition biologique pour atteindre le « plaisir éternel » (p. 51).



Une seule issue : la course effrénée au plaisir



Comme l’ensemble de son oeuvre, la présentation de Yuval Harari ne manque pas d’atours. Facilement compréhensible et plutôt agréable à lire, elle donne plusieurs clés essentielles. Il me semble pourtant qu’elle tombe dans plusieurs travers, soit que l’auteur n’ait pas eu le loisir de rentrer suffisamment dans les détails malgré une volumineuse synthèse, soit peut-être que sa réflexion ait manqué quelques éléments qui me semblent importants.

Ma critique la plus vive porte sur la confusion constante que l’auteur semble entretenir entre les notions de plaisir et de bonheur. Faute de choisir une définition satisfaisante de l’un comme de l’autre, il alterne les termes comme s’ils étaient strictement synonymes. Ou encore, adoptant alternativement plusieurs point de vue, il envisage aussi l’hypothèse que le second découle nécessairement de l’accumulation des premiers. Il prétend peut-être n’être que dans la description objective en écrivant : <> (p. 54) Mais en adoptant ce point de vue qui avalise ce qui est considéré comme un fait accompli, Harari me donne – comme souvent ailleurs dans ses analyses, l’impression de lui donner raison.

Une autre critique provient de la simplification à l’extrême des solutions qui nous sont proposées. L’ouvrage ne nous présente qu’une alternative : soit nous sommes capables de réfréner nos désirs, selon les préceptes épicuriens ou bouddhistes, soit nous devrons modifier notre biologie afin de devenir capable « d’éprouver un plaisir constant ». Et tant pis si l’auteur a démontré plus tôt que si le hasard avait donné naissance à des animaux capables d’éprouver un plaisir infini, ils auraient été irrémédiablement éliminés par la sélection naturelle !

Alors, peut-être est-ce que l’auteur, au moment où il a rédigé son ouvrage, ne s’était pas enquis de savoir comment pouvait fonctionner notre hedonic treadmill ? Peut-être est-il passé à côté de l’hypothèse qui dit que cette tendance à l’insatisfaction perpétuellement renouvelée correspond à une fonction ? Il identifie bien que pour « élever le niveau général de bonheur, il nous faut manipuler la biochimie humaine », mais comme application de cette déduction, il ne nous propose que la pire.



Dépasser une vision au cynisme déprimant



À mon avis, les progressistes ne peuvent pas se satisfaire d’une perspective au fond aussi conservatrice. Si notre souhait est d’améliorer, pour tous ceux qui le désirent, l’accès à des états de bonheur plus importants et plus durables, nous ne saurions accepter que cela se traduise par une transformation biologique qui ne se préoccupe que de nous rendre encore plus sensibles aux sirènes du désir consumériste. Si un tel projet existe, c’est celui des agences publicitaires au service du « mastodonte capitaliste » qui travaillent depuis longtemps déjà à sonder notre inconscient afin de mieux nous rendre disponible à la logique marchande.

Tout au contraire de cette fuite en avant, les techno-progressistes devraient commencer par encourager les luttes sociales sur les terrains traditionnels du monde du travail (tant qu’il y en a …), de la politique ou de la culture, tant le contraire du bonheur – le malheur, est souvent le fruit d’une exploitation sociale et économique. Mais pour ce qui concerne le « trucage » biologique, ils devraient proposer la recherche de tout autres équilibres.

Il me paraît que si l’on a à peu près compris la physiologie du cycle de la récompense ainsi que les soubassements psychologiques et biologiques de la « roue hédonique », on doit conclure qu’il n’est pas plus question de supprimer le malheur, ou de jouir d’un bonheur perpétuel que de faire définitivement disparaître la mort ou toute forme de souffrance. En réalité, les transhumanistes cherchent à atteindre un état d’amortalité et à éliminer les souffrances subjectivement inutiles [5]. De la même manière, ce qui pourrait devenir envisageable, au fur et à mesure que nos connaissances et nos capacités d’intervention sur le cerveau et sur l’ensemble de notre système sensitif s’amélioreront, ce serait d’élever et d’allonger techniquement notre « courbe adaptative du bonheur ». C’est cette perspective que nous envisagerons dans le dernier article de cette série : « Modifier notre aptitude au bonheur ? ».

NOTES :

[1] Yuval Noah Harari, Homo Deus, en hébreux chez Kinneret, 2015

[2] Préambule de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis d’Amérique, 1776 < https://www.elcivics.com/us_declaration_preamble.html >

[3] voir article 1/4 : « La « roue hédonique » (1/4) : Du plaisir »

[4] voir article 2/4 : « La « roue hédonique » (2/4) : Du bonheur »

[5] La Déclaration transhumaniste dit : <> ≈ « surmonter la souffrance involontaire ».